Par Nicolas Schaller et Sophie Grassin
Publié le , mis à jour le
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Analyse En sacrant «Anatomie d’une chute» de Justine Triet et en attribuant le Grand prix à «The Zone of interest» de Jonathan Glazer, le jury de Ruben Östlund a livré un très beau palmarès. Seule interrogation: pourquoi avoir décerné le prix de la mise en scène à «la Passion de Dodin Bouffant»?
Pour aller plus loin
La règle se vérifie une fois de plus: les pires présidents du jury font les meilleurs palmarès. La rumeur courait selon laquelle les tensions étaient exacerbées parmi les jurés - fortes personnalités telles que la réalisatrice Julia Ducournau («Titane») ou les acteurs Denis Menochet («Jusqu’à la garde») et Paul Dano («The Fabelmans») – et l’on craignait le palmarès à consensus mou, jamais satisfaisant. Il n’en est rien: à une faute de goût près – un film sur la cuisine qui n’en a pas (de goût) pour le cinéma – c’est un palmarès aux petits oignons que le jury du Suédois Ruben Östlund («Sans filtre», «The Square») a concocté. Avec une grande gagnante: l’actrice allemande Sandra Hüller, dans les deux films au sommet. De quoi la venger du retour bredouille, il y a sept ans, de «Toni Erdmann», qui l’avait révélée.
PALME D’OR: «Anatomie d’une chute», de Justine Triet
Un film de Justine Triet avec Sandra Hüller, Milo Machado Graner, Swann Arlaud (2h30, en salle le 23août).
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Joie! Justine Triet est la deuxième Française palmée de l’histoire par un jury où figure la première (Julia Ducournau pour «Titane» en2021). Elle a surtout signé un grand film, moderne et audacieux. Accueillie par une standing-ovation, la réalisatrice de 44ans a fait monter toute son équipe sur scène dont son mari et coscénariste, le cinéaste Arthur Harari («Onoda, une vie dans la jungle»), qu’elle a remercié d’avoir accepté d’être «kidnappé pendant trois ans».
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Très émue, elle a profité de sa tribune pour fustiger avec virulence les «manières» du «gouvernement néo-libéral» de Macron lors de la réforme des retraites, «la marchandisation de la culture qui est en train de casser l’exception culturelle» et un «monde hostile» où il est de moins en moins possible «de rater et de recommencer». Il va falloir désormais compter avec Triet/Harari, beau couple de cinéastes à l’engagement chevillé au corps.
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GRAND PRIX: «The Zone of Interest», de Jonathan Glazer
Un film du réalisateur allemand Jonathan Glazer, avec Sandra Hüller, Christian Friedel, Ralph Herforth (1h45, prochainement en salle).
Le grand moment de ce prix, c’est l’arrivée du remettant Quentin Tarantino appelant sur scène Roger Corman, 97ans, légende du film d’exploitation, qui n’a jamais eu un film à Cannes – et pour cause. «Cannes, enfin», a-t-il glissé malicieusement. Avant que le film de Jonathan Glazer sur la Shoah vue d’un petit pavillon SS, antithèse du cinéma à la Corman, ne reçoive un Grand Prix qui lui va comme un gant, sa fonction étant de distinguer le «film ayant manifesté le plus d’originalité ou d’esprit de recherche».
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PRIX DE LA MISE EN SCÈNE: Tran Anh Hung, pour «la Passion de Dodin Bouffant»
Un film de Tran Anh Hung, avec Juliette Binoche, Benoît Magimel, Emmanuel Salinger (2h14, en salle le 8novembre).
La faute de goût, l’aberration de ce palmarès. De son histoire - l’idylle amoureuse et culinaire d’un gastronome et de sa cuisinière dans un château de la campagne française à la fin du XIXème siècle – aux retrouvailles de son couple d’acteurs – Juliette Binoche et Benoît Magimel, couple à la ville il y a vingt ans, très bien tous les deux – en passant par la chaude lumière de Jonathan Ricquebourg citant la peinture impressionniste, «la Passion de Dodin Bouffant» possédait de nombreux atouts pour être un beau film qualité française. Le problème, c’est sa mise en scène. Incapable de lier, comme le ferait une bonne sauce, les différents ingrédients. Où chaque scène de repas ressemble à un concours d’anecdotes Wikipedia sur l’histoire de l’art culinaire et les séquences en cuisine, les meilleures, virent à l’expérience Top Chef. Une mise en scène que l’on dirait improvisée, faite de travellings incertains, tournant, allant et venant autour des acteurs et des plats. Tran Anh Hung viserait-il la grâce épicurienne de Jean Renoir qu’il n’aurait pu s’y prendre plus mal: on dirait juste que la caméraman ne sait trop quoi faire. Tout cela valait bien… un prix de la mise en scène!
PRIX DU JURY: «les Feuilles mortes», d’Aki Kaurismaki
Un film d’Aki Kaurismaki, avec Alma Pöysti, Jussi Vatanen, Janne Hyytiäinen (1h21, en salle le 20septembre).
Pas mieux. Tout comme le message envoyé par le cinéaste finlandais et lu sur scène par son actrice Alma Pöysti: «Je suis infiniment honoré d’avoir participé à ce festival qui célèbre le cinéma. Merci et twist and shout!»
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PRIX DU SCÉNARIO: Yûji Sakamoto, pour «Monster» d’Hirokazu Kore-Eda
«Monster», du Japonais Hirokazu Kore-eda, avec Sakura Andô, Eita Nagayama, Soya Kurokawa (2h06, date de sortie en salle encore inconnue).
Scénario gigogne à la «Rashomon», c’est-à-dire raconté selon différents points de vue successifs, «Monster» maintient jusqu’au bout le mystère sur ce qui tourmente deux jeunes garçons aux comportements déroutants, l’un en deuil de son père, l’autre battu par le sien. Ses tergiversations scénaristiques nous ont semblé par moments superfétatoires mais il faut reconnaître la peinture assez riche et subtile qu’en tire le réalisateur palmé d’«Une affaire de famille», parcourue par des thèmes d’actualité comme le harcèlement scolaire ou la maltraitance enfantine. «Monster» a également été couronné de la Queer Palm, remis par un jury indépendant que présidait le réalisateur américain John Cameron Mitchell («Hedwig &the Angry Inch»).
PRIX D’INTERPRÉTATION FÉMININE: Merve Dizdar, pour «les Herbes sèches» de Nuri Bilge Ceylan
«Les Herbes sèches», un film de Nuri Bilge Ceylan, avec Deniz Celiloğlu, Merve Dizdar, Musab Ekici (3h17, en salle le 12juillet).
RécompenserMerve Didzar, actrice turque des «Herbes sèches», est une excellente façon au fond d’honorer le beau film de Nuri Bilge Ceylan. Mais pas seulement. Dans le rôle de Nuray, prof, artiste, idéaliste de gauche, amputée d’une jambe lors d’un attentat et perdue en Anatolie, elle affronte, entre autres, Semet, héros nihiliste, dans une très longue scène tendue sur la nécessité de l’engagement. Son visage est surtout un paysage de plus dans lequel Ceylan aime à se perdre.Comme on le comprend.
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PRIX D’INTERPRÉTATION MASCULINE: Kôji Yakusho, pour «Perfect Days» de Wim Wenders
«Perfect Days», un film de Wim Wenders, avec Koji Yakusho, Min Tanaka, Arisa Nakano (2h03, en salle le 29novembre).
Acteur chez Imamura («L’Anguille», Palme d’or 1997), Kore-Eda («The third murder»), Kiyoshi Kurosawa («Cure») ou Inarritu («Babel»), Koji Yakusho, 67ans, ne vole pas son prix d’interprétation masculine pour le très zen «Perfect days» de Wim Wenders, récit du quotidien d’un employé municipal mutique préposé au nettoyage des toilettes publiques à Tokyo. Ecouter Patti Smith et Otis Redding, regarder la cime des arbres, vaporiser ses plantes d’eau, prendre des photos, lire Faulkner, ignorer l’existence de Spotify, aller manger des nouilles dans le même restaurant de quartier… un de ses collègues lui donne «9 sur 10 sur l’échelle du bizarre». Le jeu minimaliste de Yakusho fait merveille dans cet éloge de la beauté empreint de poésie qui rappelle «Paterson» de Jim Jarmush et signe le grand retour de Wenders, également présent à Cannes avec «Anselm» sur l’artiste allemand Anselm Kiefer montré hors compétition. Deux films au fond cousins: mettre de l’art dans nos vies minuscules dans un cas et vivre pour son art dans l’autre.
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CAMÉRA D’OR: «L’Arbre aux papillons d’or», de Pham Thien An
Après avoir «fait une Spike Lee» (référence à la bourde du cinéaste afro-américain qui, président du jury en2021, a donné le titre de la Palme en premier) en annonçant venir décerner «la Palme d’or», Anaïs Demoustier, présidente du jury de la Caméra d’or et sourire contagieux, a remis ce prix récompensant le meilleur premier film toutes sections confondues. Nous n’avons pas vu le gagnant, long-métrage thaïlandais de 3h30, présenté à la Quinzaine des cinéastes, section qui n’a pas beaucoup fait parler d’elle cette année. Belle prise, donc.
Par Nicolas Schaller et Sophie Grassin