Jacques Audiard : par quel mystère un film devient du cinéma ? (2025)

Le cinéaste Jacques Audiard, dont le dernier film "Emilia Perez" a reçu le Prix du Jury au dernier festival de Cannes et sort en salle, vient nous parler de ce qui est à l'œuvre dans la création pour qu'un film devienne une œuvre.

L'édito de Charles Pépin: "J’aimerais ce matin vous raconter l’histoire d’une jeune fille qui n’a pas envie d’aller au cinéma. Le film dure deux heures et demi et le sujet – son pitch comme on dit - ne la tente pas plus que ça. Elle aime le cinéma, mais ce soir-là, elle n’a pas envie de passer deux heures quarante dans une salle obscure. Elle n’a pas envie de s’intéresser à ce transfuge de classe qui réussit à intégrer parfaitement les codes de la classe sociale à laquelle il accède. Ce voyage ne la tente pas, mais il faut dire que ce soir-là, aucun voyage ne la tente. Ni cinéma social réaliste, ni cinéma capable de réenchanter le réel… La seule chose qui la tente vraiment, c’est de se coucher tôt et de se donner rendez-vous à elle-même le lendemain matin. Il y a des jours comme ça: la meilleure chose qu’on puisse faire, c’est se coucher le plus tôt possible pour passer au jour d’après. Mais sa copine insiste et, de guerre lasse, elle cède.

Qu’est-ce qui se passe, après? Au bout de combien de temps est-ce que ça prend? Et qu’est-ce qui prend, au juste? Au bout de combien de temps toutes ses digues cèdent-elles? Elle ne sait pas, mais c’est comme un fleuve libéré, tout son corps qui va mieux, ses neurones qui s’enflamment, son cœur et son âme qui s’ouvrent en même temps que ses yeux. Elle n’a plus qu’une seule envie désormais: que ça continue. Ce film est un cadeau et c’est du pur présent. Est-ce que c’est la lumière, la manière de filmer? Est-ce qu’elle se met soudain à voir le monde avec les yeux d’un autre? Elle ne sait pas dire pourquoi c’est si bien. Elle sait juste une chose: c’est du cinéma. Mais qu’est-ce qui fait, justement, que c’est vraiment du cinéma et pas autre chose: pas une pub, pas un tract, pas une démonstration, pas une prouesse technique, pas juste une histoire racontée, pas des images mises bout à bout, mais du cinéma? À quoi ça tient? À quel mystère ça tient?

À lire aussi : Emilia Pérez un film de Jacques Audiard, sortie en salles le 21 août 2024. Un partenariat France Inter.

Pour en parler ce matin, j’ai la joie de recevoir un cinéaste dont le dernier film, une comédie musicale, a été récompensé du Prix du Jury au dernier festival de Cannes. Il avait déjà eu auparavant, à Cannes, en 2015, la Palme d’Or pour Dheepan et, encore auparavant, le Grand Prix du Jury pour Un Prophète et même le Prix du Scénario pour Un héros très discret, sans parler du Lion d’Argent à la Mostra de Venise pour Les Frères Sisters. Jacques Audiard est avec nous ce matin, sous le soleil de Platon, pour parler de ce film fou qui sort aujourd’hui même, Emilia Perez, et essayer de répondre à la difficile question que pose cette jeune fille: à quel mystère ça tient qu’un film, soudain, devienne du cinéma?"

Qu'est-ce qui fait que parfois, c'est du cinéma et pas une histoire filmée?

Pour Jacques Audiard ce qui fait cinéma «d'un point de vue strictement formel, esthétique, je dirais que c'est de la lumière et de la durée. C'est ce qui va rentrer dans le cadre et qui va garder la lumière. Le cinéma est un outil d'identification d'individus, de sociétés, d'histoires, de ce que vous voulez. Le premier grand film s'appelle «Naissance d'une nation». »

«Emilia Perez», un film de studio

Emilia Perez est l'histoire d'une jeune avocate très bonne techniquement, mais cynique. À un moment, elle rencontre un caïd de la mafia, qui veut changer d'identité. Il se sent déjà femme depuis toujours, alors qu'il est très viril, très effrayant. Emilia Perez, c'est l'histoire, dans une comédie musicale, de cette transition de genre. Et ça a été tourné en studio…
Jacques Audiard explique l’origine de son projet: «C'était pendant un confinement. Je me suis retrouvé à écrire un texte court, rapide, d’une trentaine de pages, mais sous forme d'opéra. C'était divisé en actes, avec des personnages très archétypaux, des tableaux. J’étais étonné, parce que j'aime l'opéra, mais pas au point d'en écrire un. Il n'est donc pas si étonnant que ça qu'à l'arrivée, je me retrouve en studio sur un plateau. J'ai pensé pendant un moment tourner en décor naturel au Mexique, et puis finalement, je me suis retrouvé à Bry-sur-Marne à faire un film de studio. Cela a été libérateur comme outil producteur de formes, de toutes les formes possibles, alors que le réel vous plaque au sol. Ici, les corps remplacent le décor. »

Pour écrire un bon scénario, il faut ôter toute littérature

Comment procède Jacques Audiard pour écrire? «Un scénario doit contenir toutes les images du film. Moi, j'écris beaucoup, je fais, je ne sais pas combien de versions. Et à la fin, sous le tamis, il n'y a plus qu'un assemblage d'images, de situations, et de scènes. »

Gérer les moments chantés

Dans la comédie musicale, l’enchaînement entre les moments chantés et les autres scènes est compliqué à gérer, on peut à tout moment risquer la rupture… Pour Jacques Audiard: «Clément, Camille et moi, voulions que les chansons ne soient pas des états d'âme, mais qu’elles soient un discours. Et même parfois des slogans, comme un hymne révolutionnaire. Et oui, les chansons peuvent faire avancer l’histoire. Comme l’actrice Karla Sofía Gascón est trans, le film est trans: la musique traverse les genres. L’idée était de créer une chimère très mobile. Mais pour que cela fonctionne, il y a un pacte avec le spectateur: celui de la vraisemblance. On doit, dans un scénario, créer des situations qui vont essayer d'excéder cette possibilité de ce vraisemblable. On sollicite le spectateur: «Spectateur, vas-tu accepter ça pour aller plus loin? Fais-moi confiance. » Et donc le spectateur y arrive. »

Les langues étrangères

Jacques Audiard utilise souvent les langues étrangères: «Il faut que je quitte ma langue maternelle pour réduire les dialogues à des effets musicaux, à des accidents sonores. Quand je tournais, c'était très évident pour moi... la musicalité. Quand je tournais «Dheepan», j'étais donc avec des tamouls, et là, il n'y a plus aucun rapport même avec l'expression des visages, les mimiques corporelles. Donc je devais me fier à une musique de la langue. Si je suis dans la mienne, comme je suis probablement plus lecteur que spectateur, je vais avoir une attention très particulière quasi-maniaque, au phrasé, à la ponctuation, la mélodie, ou l'accentuation. Autre chose, c'est que le français est une langue peu accentuée. »

La suite, à écouter ici

Programmation musicale:

  • Lana Del Rey, Ultraviolence
  • Lala Ace, Jalouse

Générique

Futuro Pelo

À écouter : Jacques Audiard : "Le cinéma est une façon d'entretenir un rapport avec le monde"

Les Masterclasses

59 min

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